Une interview avec Pablo Servigne et Azul Thomé sur le Travail Sacré du 'Grief', pour Yggdrasil7/9/2020 « Le deuil n’est pas une négociation avec la mort, c’est une lettre d’amour, généreuse et courageuse, à la vie » Azul Valérie Thomé Une interview avec Pablo Servigne et Azul Thomé sur le Travail Sacré du 'Grief', pour le magazine Yggdrasil
PABLO SERVIGNE as Ygg : Azul, merci. Enfin ! Nous prenons un peu de temps pour nous poser et mettre en mots ce que tu fais depuis des années. Même si tout évolue très vite ces derniers mois — il y a un tourbillon d’événements et de projets ! — on peut dire que le principal apport de ton art et de ton travail (tu parles de « grief work ») tourne autour du deuil, du chagrin, de la peine… Pourquoi la peine ? Azul Thomé : Pourquoi le travail sur la peine ? Parce que c’est le langage de l’âme ! Je suis attentive au matériel brut et brutal de notre âme et je tente de le transformer en beauté. La peine est un affect très puissant, c’est ce qui suit une perte, n’importe quelle perte, et ça déclenche un processus naturel, le deuil. C’est très élémentaire, et ça échappe au contrôle de notre intellect. Il vaut mieux laisser ce processus suivre son cours, l’accompagner du mieux possible, lui permettre de s’exprimer par un son, un mouvement, exactement comme l’eau qui descend d’une montagne. Si nous l’endiguons, si nous la retenons, elle gagne de l’énergie jusqu’à provoquer une inondation destructrice. Il vaut mieux la laisser trouver son chemin. Beaucoup de gens ont peur de se faire engloutir par ce courant, de se noyer avec ces sentiments puissants. Sans compter que c’est mal vu dans notre société de se laisser aller, de montrer ses faiblesses… En fait, c’est le contraire qui arrive, en plongeant dedans on se reconnecte à un élan vital. Je sais, c’est dur à imaginer comme ça ! (rires) Ce « travail sacré du deuil », ce n’est pas une théorie, c’est vraiment une pratique dans le corps, dans le cœur… ensemble, en cercles. Je ne le répèterai jamais assez. On ne parle pas du deuil solitaire, ce serait absurde. La peine est un don, un cadeau pour la vie. Montrer son cœur brisé à d’autres, c’est montrer qui on est vraiment, ce qu’on a envie de protéger, de réparer, de régénérer. C’est une façon d’être une activiste du sacré, de se laisser tout ressentir. Ygg : En français le chagrin et le deuil ont une couleur très grise et terne, mais ce que j’ai découvert avec toi, c’est qu’on pouvait ressentir plein d’autres choses à la suite d’une perte : de la rage, de la peur, de la culpabilité, de l’apathie, de l’engourdissement, etc. Le mot anglais « grief » est multicolore. Azul : Oui, il n’y a pas d’équivalent en français, c’est compliqué. Le grief, ça explose, c’est très divers, très surprenant. Ce n’est pas seulement la peine, et ce n’est pas exactement le deuil. En anglais, on parle aussi de « mourning » pour le processus de deuil qu’on met en place, alors que le deuil est quelque chose de très naturel. La peine peut prendre plusieurs formes, mais c’est aussi parce que c’est une réponse à différents types de pertes : ce que nous aimons, ou ce que nous attendions, mais que nous n’avons jamais eu… Il y a aussi les « pertes écologiques », par exemple les espèces disparues ou les forêts rasées, etc. Ou alors ça peut être une peine qui vient de loin, de notre lignée, de nos ancêtres. Francis Weller, l’un de mes mentors, décrit cinq portes du deuil (voir encadré 1). Ygg : Ton travail consiste donc à effectuer une sorte de renversement culturel : aider les gens à traverser ces affects très puissants, à ne pas en avoir peur, et à le faire collectivement, alors que notre culture nous a appris au contraire à les éviter ou à les vivre seul… Azul : Ce qui est paradoxal, mais fondamental, c’est de comprendre qu’on peut s’ouvrir à ce qu’on aime à travers le travail de la peine et du deuil. La peine permet des liens profond avec tout ce qui est vivant, avec ce à quoi on tient vraiment. On a tous envie de les protéger, de les aimer, et de faire en sorte qu’on leur fasse moins mal. Il faut rendre ça collectif ! C’est comme ça qu’on a toujours fait, nous les humains. C’est important de ne pas laisser les autres isolés, de ne pas s’isoler aussi quand on ressent tout ça. On doit absolument transformer notre culture du « rester seul à souffrir dans sa chambre, dans la honte et l’humiliation »… C’est très brutal pour la psyché des Occidentaux ! Tu vois ici à Londres, après le rituel qu’on a fait hier, j’ai été vraiment touchée par ces personnes qui sont venues me voir après pour me dire que le fait de pleurer et de se montrer leur avait donné de la force. Elles me disaient « je n’avais pas compris et je ne savais pas. Merci. » C’est ça de se montrer l’un à l’autre, dans l’amour. L’amour et le chagrin sont inséparables. J’ai mis du temps à comprendre ça. Avant, je pensais que si je me montrais vulnérable, les autres en face allaient croire que j’étais faible, que j’étais un poids… Alors qu’au contraire, on se rend compte que se montrer vulnérable, c’est rester engagé dans la connexion, c’est une des plus belles choses qu’on puisse faire entre humains. Ygg : Tu dis que tu as mis du temps à y arriver. Quel a été ton parcours ? Azul : J’ai une longue histoire avec la mort, depuis toute jeune… La négligence de dix familles d’accueil en 1966-1969, la guerre du Liban quand j’étais enfant en 1975, une première tentative de suicide a 14 ans en 1980, un retour à Beyrouth pour me battre en 1984, etc. Je suis passé par des périodes difficiles… J’ai même été jusqu’à un séjour en hôpital psychiatrique. Je venais d’une société où tout était pathologie, diagnostic, médicament, etc. Je voulais absolument sortir de cette ambiance, c’était trop limité pour moi, il n’y avait pas de poésie, pas de curiosité, pas de beauté, pas de danse, pas de sens… J’étais complètement « zombifiée ». L’époque la plus effrayante de ma vie. Je me souviens à Sainte-Anne, à Paris, je suis restée trois mois, l’enfer. Après, je n’arrivais plus à traverser la rue, j’avais peur, j’ai réalisé que j’étais devenue « institutionnalisée » ! Je me suis dit qu’un jour j’écrirai un livre sur cette expérience. J’ai vraiment voulu créer quelque chose de différent pour les gens comme moi, qui sont en quête de rites de passage, en quête d’initiation et qui sont enfermés dans les hôpitaux… À un moment, j’ai décidé de fermer la porte de la pathologie, et aller vers la « pathosophie » ! (rires) C’était vers 2013, à l’époque où on s’est croisé pour la première fois. Je pense comme l’auteur Martín Prechtel que les maladies sont des larmes qui ne sont pas sorties, qui ont fossilisé. Si on arrête d’aimer et de pleurer, on tombe malade. L’âme nous initie, qu’on le veuille ou non, et ça passe par le deuil. La peine profonde est une initiation. L’oubli de ces langages de l’âme nous a perdus, désemparés, apeurés… et le pire c’est que ça nous rend beaucoup plus vulnérables quand on doit faire face à des pertes très banales, et à des catastrophes. Comme dit Joanna Macy, les conséquences de cette amnésie sont la dépression, l’anxiété et la solitude. Ygg : Tu as parlé de Joanna Macy et de Francis Weller, quelle a été leur influence sur ton parcours ? Azul : Joanna Macy nous a bien montré ça depuis plus de 40 ans… Embrasser sa peine pour le monde, montrer sa vulnérabilité, ça aide à créer des liens très forts avec les autres. Quand tu la vois entrer dans un cercle et sortir sa tristesse et sa colère, puis revenir exercer son rôle d’animatrice… C’est impressionnant ces rôles de mentors qui permettent d’aller dans l’émotion et dans l’amour, et de pouvoir aussi enseigner, offrir… C’est ça aussi qui fait du bien dans le fait de pleurer ensemble, ça crée une permission. C’est un retour que j’ai des gens, fréquemment. Quand je m’autorise à le faire, l’autre en face se dit qu’elle peut aussi s’autoriser à pleurer sans se sentir submergée. Ygg : Et Francis Weller ? Je le connais juste par son livre magnifique sur le travail sacré du deuil… Azul : Je connaissais déjà Joanna Macy depuis 1998 et je cherchais des gens qui étaient aussi robustes, qui avaient déjà eu un chemin, qui avaient de l’expérience… des anciens quoi ! Et j’ai fait la rencontre de Francis Weller. Il est psychothérapeute, il avait fait un long chemin personnel, mais aussi collectif, pour trouver une autre façon d’accueillir la douleur et la peine. Il a créé des rituels et accompagne les gens atteints de cancer dans un Institut en Californie, des gens qui sont en train de mourir. Il les aide à passer. Il a aussi été formé à la culture du peuple Dagara, du Burkina Faso. J’ai fait la rencontre de ces deux personnes quand j’étais dans une dépression totale, il y a six ans. Francis Weller, c’était d’abord une petite vidéo sur YouTube qui m’a profondément marquée, où il disait que la dépression arrive quand « l’âme refuse d’aller plus loin, avant de ressentir toute sa peine et son deuil ». Alors je lui ai écrit, je lui ai dit que je devais commencer un travail, que ma vie en dépendait et il est devenu mon mentor. Il m’a encadré pour mon mémoire de master sur le travail sacré du deuil. Il m’a aidé à enrichir mon vocabulaire de l’âme, à transformer ce que j’avais « pathologisé » en quelque chose de vivant et de créatif. Il parle de métaphores au lieu de pathologies. Je suis partie de l’école humiliée, mais avec lui mes douleurs et mes peines sont devenues enfin intéressantes, légitimes. Il ne se moquait pas quand je lui disais que j’écoutais l’eau, que les arbres me parlaient. La poésie, le dessin, la danse, le chant… j’en avais tellement besoin, j’avais soif de ça ! Le langage de l’âme, ça soutient tous les gens qui sont entre les deux mondes. Ygg : Et la culture Dagara a donc été une source pour lui et pour toi ? Azul : Oui, la troisième rencontre décisive a été avec Sobonfu Somé. Elle vient de cette culture Dagara du Burkina Faso. Je l’ai rencontrée en Angleterre. Elle est morte avant que je puisse aller la voir dans son village, et elle m’a dit deux choses qui ont changé ma vie. La première c’était qu’il y avait des rituels de deuil toutes les semaines dans son village, pour « l’hygiène de l’âme ». J’ai compris qu’on n’avait pas besoin de grandes crises pour faire ces rituels, qu’on pouvait en faire régulièrement juste pour garder le cœur ouvert et garder du lien avec toutes les vies de toutes les espèces. Ça m’a fait trembler de partout. C’est fou d’avoir perdu ça en tant qu’européen. e. s. On n’a pas de lignées intactes derrière nous… Et c’est pour ça qu’au début je ne me suis pas sentie légitime sur les rituels. C’est cette rencontre qui m’a motivée pour ma maitrise de Master, je voulais amener ça à Totnes toutes les semaines ! C’était décidé ! La deuxième chose qu’elle m’a dite, c’est : « Ne te suicide pas, ça ne sert à rien, parce qu’il va falloir que tu reviennes. Tes ancêtres sont vraiment désolés pour ce qui s’est passé dans ta vie. Tu dois renégocier le contrat que tu as avec eux. » J’ai aussi tremblé comme une feuille. Je ne savais pas comment j’allais faire, mais je savais que c’était vrai. Ces deux phrases ont changé ma vie, ça m’a passionné. Sobonfu a su éveiller ma curiosité, elle m’a donné quelque chose à travailler. Et j’ai vraiment bossé ! Ygg : Comment se passent les rituels du peuple Dagara ? Azul : Sobonfu, qui veut dire « La Gardienne des rituels », nous racontait que dans son village, il y a un rituel toutes les semaines, sans exception. Tout le village s’y mêle. Les enfants sont là et voient les adultes faire ce travail sacré de rester le cœur ouvert, en phase avec la vie. Les trois rituels auxquels j’ai eu l’honneur de participer comprenaient trois autels : un autel pour les Ancêtres, un pour la compassion et le pardon de soi, et un troisième pour le Deuil. Pour cette culture, nos larmes et notre souffrance sont un cadeau à nos ancêtres, à la terre sous nos pieds, et aux générations futures de toutes les espèces… En exprimant notre peine ensemble, nous créons donc des sanctuaires ! Pour le rituel, nous apprenons une chanson que nous chantons pendant 4-5 heures, pour honorer les ancêtres. Tout est très précis, une chorégraphie minutieuse et attentive au visible et à l’invisible. Ça aide à être constamment connecté avec ce qu’on est, et avec les autres. Les liens, les vrais liens se construisent par les émotions. Si on ne faisait pas ça, disait-elle, on commencerait à détruire, parce que c’est le lien qui répare. Ygg : Tu parlais de mémoire de Master, ça consistait en quoi ? Azul : J’ai fait une année de formation en « Ecological Design Thinking » au Schumacher College, à Totnes. C’est la petite ville de Rob Hopkins, d’où est parti le mouvement de la transition. J’y ai découvert ce qu’on appelle la pensée de l’écologie profonde. Et puis au cours de l’année, je me suis dit « mais on n’a pas besoin de nouvelles idées écologiques ! » (rires) On a besoin de ressentir. Qu’est-ce qui nous en empêche ? Qu’est- ce qui se passe au niveau du cœur, au niveau de l’âme, au niveau des émotions ? J’ai l’impression qu’on ne ressent rien et que l’on continue à collectionner toujours plus d’idées alors qu’on a déjà toutes les idées possibles… Qu’est-ce qui bloque au niveau du cœur ? Pour finir l’année, je devais faire un mémoire, alors je l’ai fait sur les rituels autour du deuil et de la mort. Je voulais retrouver le chemin de l’âme, des rituels, des cérémonies, de la poésie, de la connexion avec la Terre, mais concrètement ! J’ai commencé en créant des Tentes noires (basé sur les « tentes rouges » que pratiquent beaucoup de femmes) pour créer un endroit qui ressemblait à une grotte, à une matrice de l’âme. Un endroit pour que l’âme s’y retrouve, s’initie et renaisse en communauté. L’accueil se fait toujours en lavant les mains des personnes, ça les calme, ça les amène dans leur corps, leur tendresse et le soin. Un chant et un tambour tissent un son qui honore nos ancêtres et nos alliées. Nous nous asseyons en cercle, et ça commence… Ygg : Donc après ce mémoire, tu as continué à créer des rituels, et tu y inclus beaucoup d’art, de dessins, de poésie, de chants, etc. Azul : Oui, j’en avais vraiment besoin. C’est une sorte de réponse à notre monde non initié, traumatisé, en cours d’effondrement et de transformation. Je me disais qu’il y avait un autre langage à apprendre, à réapprendre. Joanna, Sobonfu et Francis (voir encadré 2) m’ont montré le chemin, et j’ai continué ma route. Mais les gens qui parlent le langage de l’âme, les poètes, il y en a partout. Ces rituels, tout le monde peut y participer. C’est sûr que c’est souvent plus dur pour les hommes, car il y a beaucoup de blessures et de traumatismes. Pour les peines et le deuil, il faut vraiment créer un contenant puissant et particulier, pour que chacun puisse s’ouvrir. Le rituel, c’est un endroit et un moment où on peut se poser. C’est comme une petite mort, et au bout il y a une renaissance. C’est ça l’initiation. Et quand tu n’as pas le langage de l’âme, tu ne peux pas faire de rituels de passage ! Il n’y a pas d’initiation possible. De toute façon, l’âme nous initie, qu’on le veuille ou non, par les crises et les accidents de la vie. Tu peux avoir des initiations brutales si elles ne sont pas accompagnées. Alors je préfère prendre soin et trouver des méthodes pour accompagner les gens. Tu sais, je pense même que le suicide est un appel désespéré à un rite de passage… C’est comme ça que je le vois. C’est valable au niveau individuel, mais à mon avis aussi au niveau collectif. L’espèce humaine est en train de se suicider, de détruire ses propres ressources. N’est-ce pas un appel désespéré ? Ygg : Pourquoi des rituels autour de la peine et pas de la joie ? En quoi le deuil permet-il d’aller vers la vie ? Azul : Il faut le vivre, pas en parler ! (rires) Non, l’initiation ce n’est pas que la peine. C’est une invitation à se pencher sur l’âme de ce que j’appelle « les quatre sœurs » : la peine, l’amour, la mort et la naissance. Forcément ça passe par le deuil parce que ça représente la perte d’une phase de notre vie. La perte de l’enfance, de l’adolescence, du célibat, etc. Ce sont des étapes, et il y a toujours des deuils, tout le temps, c’est pour ça que le peuple Dagara fait des rituels toutes les semaines. Le deuil et la peine aident à ouvrir les sens, ça permet d’aller vers le sauvage, vers son animalité, vers soi-même. On pense qu’on sait ce qu’est l’amour, mais on ne sait pas. Je viens de me réveiller après 53 ans ! Je commence à peine à apercevoir ce qu’est la mort, après tout mon parcours. C’est l’eau qui m’a appris. Appris à devenir un don. Tous les êtres sont au service de la vie, pour que la vie prospère. C’est quelque chose qui traverse toutes les espèces… sauf nous ! Pour devenir un peu plus sain et retrouver un peu plus d’humanité, je pense qu’il faut être au service total de la vie. Les rituels et le travail autour du deuil, c’est comme le métier de doula, tu sais ces femmes qui aident à l’accouchement. Il faut aider à traverser une douleur qui amène à la reconnexion, à la vie, à tout ce qui a un sens… Je vois bien que les gens sont revitalisés par ces rituels. Savoir traverser la peine et la douleur, ça sert pour tout : pour la vie quotidienne, pour les catastrophes, et aussi pour le réensauvagement. Ygg : En décembre 2016, tu as reçu un message de l’eau. Pour un esprit rationaliste, c’est incompréhensible. Mais c’est quand même un message très fort, que j’aime beaucoup. Tu peux nous en parler ? Azul : À Standing Rock, aux USA, ce même décembre 2016 comme tu sais, des milliers de personnes de centaines de tribus des premières nations d’Amérique se rassemblaient pour protéger leur rivière. À cette époque, le monde continuait à s’effondrer, mon cœur n’en pouvait plus, j’avais vraiment mal à l’âme. Alors j’ai décidé d’aller à la rivière ici dans le Devon, une rivière que j’aime profondément. Et je lui dis : « Ma chère rivière, mon amie, mon guide, mon professeur, comment puis-je continuer à aimer alors que tant de choses se perdent ? » Je me suis écroulée sur les genoux, ma tête à moitié dans l’eau, il faisait froid. Je pleurais de tout mon cœur. À un moment j’entends une voix qui n’est pas la mienne, mais qui est dans mon être. Je reconnais la voix de Gaïa, je prends mon téléphone et je m’enregistre… Voilà comment le message de l’eau m’est venu et a changé le cours de ma vie ! (voir encadré 3) Après ça, pendant quatre mois, j’étais terrorisée… jusqu’à ce que je rencontre Jon Young au Schumacher College où il est venu enseigner en mars 2017. J’étais anxieuse quand je lui ai lu le message de l’eau… et il s’est mis à pleurer ! Ça m’a donné tellement de courage ! Il a pris sa guitare et il a chanté. C’était magnifique. Tout le monde pleurait dans la salle. C’était prendre un risque d’oser parler de ce message. J’avais peur de partager ça, c’était une peur ancestrale en rapport avec la persécution et le massacre des sorcières. Mais je savais qu’il fallait quand même en parler. C’était ma tâche, ma guérison. Je trouve que si on se ferme à ce message, on se dévitalise. En fait, le coût de ne pas suivre ce message est tellement élevé ! Voilà pourquoi je le partage sans cesse à qui veut bien l’entendre. Le message, c’est que tous les êtres nous attendent. Nous les humains, nous sommes légitimes dans la toile de la vie. La vie ne veut pas qu’on parte. C’est un message qui touche les gens. Je l’ai lu en public pendant la rébellion à Londres, c’était magnifique. On a tellement l’habitude d’entendre qu’on n’est qu’un cancer, que ça serait mieux qu’on disparaisse, etc. Et tout d’un coup il y a un message d’amour profond. Et tu te dis : « Eh, mais en fait je ne sais pas aimer… Ah merde ! » [rires]. Ce qui touche le plus les gens dans ce message d’amour des autres êtres aux humains, c’est qu’ils ne nous en veulent pas. Ils sont prêts à mourir. C’est extraordinaire. Ygg : Ça a changé quoi pour toi ? Azul : Mon écoute, mon arrogance, mon importance, cette impression de vouloir « sauver » le monde. Au lieu de vouloir le sauver, je me suis mis à l’aimer plus. Mais ça veut dire qu’il faut marcher avec un cœur brisé. C’est une pratique, une discipline, un apprentissage quotidien. Quand je ne pleure pas un jour, je suis inquiète. Parce que mon cœur se durcit. J’ose le dire maintenant… Car ça veut dire que je peux créer du tort, que je peux me déconnecter des gens, que je reviens dans l’efficacité. Un jour où je ne pleure pas, je le sens, ça se referme là [elle montre son cœur]. Je me suis mise à chanter tous les matins, ça aide à ouvrir le cœur. Je réalise que je suis amoureuse, je suis comme un enfant émerveillé. C’est comme un érotisme sauvage. Je ne suis plus blasée, tout est magnifique ! C’est un cadeau inattendu. Mais peut-être que ça vient aussi avec la vieillesse et la ménopause ! (rires). En fait, le travail du deuil amène de la présence. Maintenant, quand un arbre tombe, quand une rivière meurt, je hurle d’amour, tu vois ? Ygg : Et alors qu’est-ce que tu fais quand une espèce disparaît ?? (rires) Azul : [Elle se prend la tête dans les mains] Quand tout d’un coup, tu apprends qu’il y a 200 espèces par jour qui disparaissent… tu vas te coucher, tu pleures et tu te dis : « deux cents espèces qui viennent de disparaître… Mais quel choix on a maintenant ? Soit on se déconnecte de sa sensibilité, soit on plonge dans la peine. Mais si on plonge, il faut un apprentissage. C’est vraiment une pratique d’être en conversation avec de deuil et avec la mort. J’ai réalisé que notre société n’avait aucune relation avec la mort ! Et donc on n’a aucune chance d’aller à la rencontre d’un monde où il y a tellement de choses qui sont en train de mourir… C’est impossible d’y aller seule, il faut rassembler d’autres cœurs brisés qui aiment la vie ! Alors en 2018, on a créé ce “life cairn’ (voir encadré 4). C’était magnifique. C’était une réponse collective à ces extinctions, une réponse de notre communauté. Comment allons-nous pouvoir honorer ces espèces, créer de la beauté avec nos hurlements et nos larmes, et se pardonner ? Ygg : Tu es donc très engagée dans les mouvements Extinction Rebellion (XR) et Deep Adaptation en Grande-Bretagne… Azul : Oui on a fait une cérémonie samedi dernier pour les deux baleines qui sont mortes dans la Tamise. C’est une sorte de réflexe maintenant, lorsque tu as mal, tu appelles les autres et si vous avez mal ensemble, vous faites une cérémonie pour honorer ce qu’on vient de perdre. La vitalité après la cérémonie est extraordinaire ! On va boire un café, et on est dans la vie ! En fait, il s’agit de transformer ce qu’on ressent, ensemble, c’est ce que j’appelle le compostage. Les gens ont peur de ces affects, ils pensent qu’ils vont perdre pied, perdre leurs moyens, ou arrêter de lutte, mais ce n’est pas possible, je n’ai encore jamais vu quelqu’un se noyer dans son deuil, surtout si c’est ritualisé. En traversant ça ensemble, c’est totalement le contraire qui se passe ! En avril, j’avais amené ma tente noire à Londres, sur le pont de Waterloo, pour l’action XR. On l’a montée dans l’action. Tous les jours il y avait un cercle de deuil, de ‘composting’ pour les activistes. C’était un truc très simple, parce que je ne pouvais pas faire un grand rituel de quatre heures ! Il fallait qu’on soit rapide : c’était d’abord gratitude, puis ce qui pèse sur ton cœur (et ça, c’était long !!), puis ‘qu’est-ce qui te ressource pour pouvoir retourner dans l’action ?’. Il y a des gens qui restaient et se reposaient, ça les énergisait, ils se sentaient en lien, soulagés, en joie aussi de voir qu’ils n’étaient pas seuls à ressentir ces peines et ces colères. C’est ça la plus grande des choses. Ce que je propose aussi, c’est de ne pas parler beaucoup, parce qu’on a trop tendance à attacher un sentiment à une histoire. Et comme notre mental est tellement épuisé, je leur dis de faire un son. Juste un son, de laisser bouger l’eau, le feu… qui les reconnecte à eux, au sauvage, à nous. Ygg : Il y a un paradoxe, ou plutôt un malentendu, c’est que beaucoup de gens croient que le processus de deuil, c’est aller vers la fameuse cinquième phase ‘d’acceptation » de Kübler-Ross, et que ça impliquerait de renoncer à se battre. Autrement dit que le deuil désamorce les luttes. Et toi, tu dis que ça donne de la force, que ça rend plus puissant… Azul : C’est Joanna Macy qui avait commencé avec ça dans les années 1980, lorsqu’elle a créé la spirale du Travail qui Relie. C’était elle la première dans notre monde de l’Ouest, elle savait. Pour les activistes, c’était ce processus ou le burn out. Ce que répètent tous les anciens et les enseignants, c’est qu’il faut que le deuil démarre avec la gratitude. Le lit de la rivière, c’est la gratitude. Tu ne vas pas directement dans le deuil, ce n’est pas responsable. Tu ne peux pas ouvrir les gens à leur vulnérabilité et leurs souffrances, et les laisser juste comme ça… Il faut faire gaffe. C’est très important la pratique, l’éthique. Avec Extinction Rebellion, j’étais un peu inquiète de la rage et de la colère, mais ça s’est bien passé. Ça m’a fait penser à une mère qui aime tant ses enfants, tu sais, la rage de sauver ses enfants… ce n’est pas de l’énergie de destruction ! Moi je ne suis pas de ceux qui vont faire des actions. Je suis dans la partie ‘régénération’ (des activistes). Il y a des rôles différents. Certains viennent nous voir, d’autres pas. Bref, ce que j’ai vu après toutes ces actions XR, c’est que les rituels reposent les gens, créent du lien, donnent de l’énergie, revitalisent. Ygg : Et en dehors d’XR ? On fait appel à toi ? Azul : On ne m’a pas encore appelée dans les ministères ! (rires), Mais oui, je ne veux pas m’enfermer dans XR, surtout que je pense qu’XR va mourir bientôt (rires). L’urgence maintenant, c’est d’aller travailler avec les réfugiés, par exemple les Syriens. Les personnes qui accueillent, et aussi les réfugiés eux-mêmes, ces gens-là vivent des horreurs, et ils n’ont rien pour déposer, rien ! Pas une réunion, un cercle… C’est brutal ! En fait tout le monde en a besoin ! Je propose qu’on fasse ça partout, une fois par semaine, réfugié ou pas, comme au village africain. C’est nécessaire… Le cercle qui t’accueille dans tes douleurs, qui te tient pour ne pas que tu traverses ces peines tout seul. Ygg : En fait, tu offres une carte, une boussole et un accompagnement pour naviguer et explorer ce territoire à la fois sombre et lumineux que notre culture a oublié. Azul : Comme dit un ‘activiste de l’âme’, Steven Jenkinson, nous sommes orphelin. e. s et sans domicile (homeless), nous sommes devenu. e. s des zombies. Nous avons donc besoin de trois choses : de retrouvailles, d’appartenance, et de redevenir vivants. Ygg : Nous ? Azul : Les Occidentaux, les modernes, les urbains, les déconnectés, les amnésiques et les anesthésiés. On a peur des rituels et des émotions ! Tu te souviens de ce que dit Joanna Macy dans les ateliers : pour chaque affect, il y a un bon côté. Derrière la peur pour l’avenir ou pour nos vies, il y a le courage, le courage d’affronter la souffrance avec le cœur ouvert. Derrière la colère, il y a la rage pour celles et ceux qui sont lésés, la passion pour la justice, et on a besoin de cette énergie pour avancer. Derrière la tristesse et la peine, il y a l’amour pour ce que nous pleurons. Derrière la confusion et le vide, il y a la légèreté et la création. Elles ont aussi leurs défauts et leurs risques, mais il ne faut pas les rejeter sous prétexte que c’est irrationnel. Les émotions sont aussi des guides, il faut les accueillir et les ‘composter’ ensemble. Moi, je dis bienvenue à la dépression, je dis bienvenue à l’anxiété, je dis bienvenue à tout ! Je pense que dans la vie, quand les choses sont bienvenues, elles se relaxent. Quand une personne arrive à un rituel et me dit : ‘Ah, je suis trop anxieuse, je suis trop déprimée, etc.’ Je lui dis ‘bienvenue ! Amène tout ça dans le cercle.’ Puis quand tu demandes au cercle ‘Qui d’autre se sent comme ça ?’, tout le monde lève la main ! (rires). Dire qu’on ne veut pas de dépression ou d’anxiété… Mais tu imagines ? C’est terrible, ça rejette les gens qui ressentent ça, ça coupe tout de suite avec tes profondeurs, et finalement on reste en surface, on s’anesthésie. Les émotions, il faut les accueillir, les rendre légitimes. On a tou.te. s envie d’être légitimes dans nos douleurs et nos souffrances, on recherche les bons mots. Le langage de l’âme offre beaucoup de vocabulaire pour nommer et clarifier. Les praticiens du deuil et de l’âme utilisent le chant, la poésie, la danse, la musique, les mythes, les métaphores. Heureusement, il y en a de plus en plus. Ygg : Maintenant tu formes des praticiens ? Azul : Mon chemin maintenant, c’est d’aider les femmes et les hommes qui veulent créer des cercles de ‘compostage de deuil’ (grief composters) dans leurs groupes et communautés. Un apprentissage de rituels, de pratiques et de disciplines pour un retour à l’âme de Gaïa, l’Anima mundi. Il y a beaucoup de travail… Pour aller plus loin Site web : www.souland.org dont une page en français : www.souland.org/en-franccedilais LES CINQ PORTES DU DEUIL ET DE L'APPARTENANCE PROFONDELes cinq portes de la peine (et de l’appartenance profonde) |
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